Dans ce monde, l’économie cesse d’être un système d’échange de temps humain contre revenu et devient une infrastructure civique guidée par des objectifs de résilience, de sobriété et d’abondance organisée. La propriété des moyens d’automatisation (IA, robots, data‑centers, réseaux, mines automatisées) est constitutionnalisée : ni monopole d’État opaque, ni cartel privé, mais fiducies publiques‑communes (Public‑Commons Trusts) tenues par des chartes auditées en continu, où les citoyens désignent des curateurs temporaires et révocables. La production est planifiée par des agents d’allocation transparents (IA auditées, explainable‑by‑design) qui optimisent flux d’énergie, matières et logistique « juste‑à‑temps‑sobre ». Les prix ne disparaissent pas, mais évoluent en signaux écologiques : ils internalisent l’empreinte matière‑énergie et la rareté, plutôt que le coût du travail humain. Chaque personne reçoit un dividende d’existence indexé sur la productivité des automates, un forfait de services essentiels (logement bas‑carbone, alimentation saine, mobilité, santé, éducation, connectivité) et un crédit d’exploration pour projets, études et voyages lents. Les villes se reconfigurent en archipels de quartiers‑studios : petites unités d’habitat‑atelier, fablabs, jardins comestibles robot‑assistés, espaces de scène et de recherche ouverts. Le temps social est structuré : trois rythmes (serein‑créatif, collectif‑civique, festif‑culturel) alternent pour éviter l’atonie. La sécurité est assurée par des corps mixtes humains‑IA à mandat strict, sous contrôle citoyen cryptographiquement vérifiable. La donnée est traitée comme bien commun : portabilité par défaut, licences civiques, « pare‑feu d’intimité » au niveau matériel. L’international n’est plus un jeu à somme nulle : des conseils planétaires de soutenabilité arbitrent l’usage des ressources critiques, pendant que des corridors énergétiques solaires et des réserves intégrales (océans, forêts, pôles) sont gardés par des flottes autonomes… et des poètes‑gardiens.
Libérés du « gagne‑pain », les humains deviennent gardien·ne·s du sens, chorégraphes du vivant et explorateurs du possible. La recherche se déplace des réponses vers les bonnes questions : cadrer horizons, contraintes, finalités, éthiques — l’endroit exact où l’IA n’a pas d’intuition vécue. Les arts retrouvent une centralité politique : scènes citoyennes hebdomadaires, opéras‑algorithmiques, artisanats lents, cuisines rituelles, sports inventés, design de jeux coopératifs, musées‑laboratoires où chaque visite crée une œuvre. L’attention aux autres devient une pratique d’excellence : compagnonnage intergénérationnel, mentorat généralisé, cliniques du temps (soin des rythmes, du sommeil, de l’ennui), rites de passage réinventés. La spiritualité se pluralise : retraites silencieuses, liturgies de réconciliation avec la biosphère, « fêtes de gratitude » pour les cycles d’eau et d’énergie. L’éducation est perpétuelle : cycles de 7 ans mêlant science, arts, écologie, gouvernance, et pèlerinages d’apprentissage (océans, déserts, orbite basse). On cultive des métiers d’âme : conteur‑ethnographe, médiateur de conflits lents, héraut des langues minorées, architecte des nuits, curateur d’arbres remarquables. La frontière ne se situe plus entre travail et loisir, mais entre activité signifiante et consommation inerte ; on valorise la première par des ordres laïcs (engagements volontaires, niveaux de maîtrise, serments publics) et des communs de réputation résistants au spectacle et à l’addiction.
Le plus grand risque n’est ni technique ni économique, mais anthropologique : la perte de cadres de sens lorsque l’effort n’est plus requis pour survivre. La pente dystopique : seigneuries de plateformes capturant l’infrastructure, rente algorithmique, divertissement total, narcose attentionnelle, ségrégation douce entre élites du sens et « spectateurs assistés ». La réponse n’est pas un retour au labeur, mais une politique du sens. D’abord, des garanties de capabilité : droit opposable à l’atelier, à la scène, au laboratoire, à la communauté, aux terres communes ; quotas d’attention publique réservés à l’art exigeant et au débat lent ; service civique de lenteur (un an pour apprendre à soigner, enseigner, cultiver, réparer, écouter). Ensuite, contre‑pouvoirs techniques : IA explicables, coopératives de modèles, audit citoyen continu, pare‑chocs d’ennui (périodes sans flux pour regagner le désir), cartes de sobriété numérique choisies. Enfin, une économie des premières valeurs : santé mentale, liens, beauté, liberté — mesurées par indicateurs vécus (journaux anonymes, assemblées délibératives) qui redirigent dividendes et investissements. Dans ce réglage, le monde post‑travail n’est ni paradis ni prison ; c’est une épreuve de maturité. Il peut devenir utopie viable si nous tenons trois lignes : (1) instituer le commun des infrastructures, (2) éduquer au désir plutôt qu’à la performance, (3) honorer l’intervalle — ce temps gratuit où se tissent les personnes, les œuvres et les mondes. Sans cela, la facilité deviendra servitude. Avec cela, la liberté cessera d’être un slogan pour devenir une compétence collective.